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PRÉFACE


I

Au mois de septembre 1845, parmi la foule bigarrée qui se promenait sur la place Saint-Marc à Venise : marchands ambulants, petits bourgeois désœuvrés, Anglais en costume de voyage, à longues visières et à voiles verts, enfants criards et pillards, portefaix sans fardeaux, nobles sans argent, mendiants sans vergogne, patriotes sans patrie et sans espoir ; sur cette place « où la musique autrichienne jouait pendant les Vêpres, mêlant ses sons à ceux de lorgue, entourée d’une foule qui, si elle avait été libre d’agir selon son désir, eut donné un coup de stylet à chacun des musiciens », passait un jeune homme inconnu, plein d’inexplicables passions. C’était un Anglais, mince blond, chevelu, de vingt-six ans. Il avait un portfolio sous le bras et une flamme étrange dans les yeux. Il entrait au Palais Ducal ou bien disparaissait dans l’ombre éclatante de Saint-Marc et des heures s’écoulaient avant qu’on l’en vît sortir. On le rencontrait encore à San Rocco, à San Zanipolo, dans toutes les églises, même les plus délaissées comme San Pietro di Castello ou San Giorgio in Alga, Saint-Georges des Algues Marines ; dans tous les palais, même les plus dissimulés sous le badigeon de la vie moderne : partout où l’on pouvait soupçonner quelque symbole à déchiffrer, quelque reste de fresque à découvrir. Les sacristains, les custodes le voyaient, non sans inquiétude, appliquer de longues échelles aux tombeaux des Doges et grimper jusqu’à la figure du « gisant » pour surprendre le secret de l’artiste et vérifier si la pierre était taillée aussi consciencieusement du côté du mur que du côté de la nef ; soulevant dans les voûtes, des poussières séculaires troublant le repos d’immémoriales araignées... Quiconque le croisait glissant en gondole sous les petits ponts courbes des canaux, ou errant dans le dédale des calli, n’oubliait plus cette physionomie étrange d’extasié batailleur aux regards comme humides de larmes, à la bouche sarcastique, l’air absent de tout, semblant cheminer avec plus de rêves