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de la mer semblent imprégnés d’une espèce de nostalgie. Les marins ont beau aimer la mer ; ils sentent que ce n’est pas la patrie, et quand leurs yeux sont perdus sur l’immensité, c’est au-delà des mers qu’ils regardent. Mais quand la tempête vient les assaillir ils oublient la terre et la mer, et c’est vers le ciel qu’ils élèvent leurs regards.

C’est pourquoi le rythme mineur domine dans toutes leurs chansons. Atômes perdus entre deux abîmes, ils sont envahis par une vague mélancolie dont ils n’ont pas conscience, mais qui n’en est pas moins invincible et perpétuelle.

Nous avions perdu de vue la terre et nous la regrettions déjà, lorsqu’elle nous est apparue de nouveau sur notre gauche. Ce sont la grande Miquelon, la petite Miquelon et Saint-Pierre, rangés sur une même ligne. On les prendrait de loin pour des baleines énormes nageant à la surface de la mer, et se dirigeant à la file vers les rives canadiennes. De près, ce sont plutôt des navires, chargés de Français, qui venaient nous rejoindre, et qui se sont échoués à l’entrée de notre golfe. En souvenir de Jacques Cartier, on devrait les appeler la grande Hermine, la petite Hermine et l’Emérillon.

Plus loin, Terreneuve se cache dans les brumes éternelles. Que ce pays semble désolé ! Je m’étonne que tant de brouillards et de tempêtes n’aient pas encore submergé cette île mystérieuse ; mais je ne m’étonne pas que l’on vante tant ses chiens, car si j’en juge par les apparences, c’est un pays de chiens et un « chien de pays ».