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« Les poètes, ajoute Cervantes, sont faits d’une pâte molle, tendre, flexible et souple, et ils aiment volontiers le foyer d’autrui. Le plus sage des poètes ne suit dans sa conduite que les inspirations de sa fantaisie enchanteresse, toujours riche d’expédients et d’une éternelle ignorance. Absorbé par ses chimères, et admirant ses propres actes, il ne vise ni à s’enrichir, ni à s’élever à une position honorable. »

De nos jours, les poètes sont un peu plus pratiques, et il y en a qui ne négligent pas de faire fortune. Mais il en reste encore qui tiennent des ancêtres. Dans notre pays surtout, ils ne sont pas dégénérés, et c’est pour eux que je reproduis ici quelques extraits des privilèges, statuts et avis adressés par Apollon aux poètes espagnols :

« Si un poète dit qu’il est pauvre, qu’il soit aussitôt cru sur parole, sans plus ample informé ni serment.

« Que le poète qui arrive chez un de ses amis ou chez une de ses connaissances, au moment de se mettre à table, et reçoit une invitation, ne se fasse pas prier ; et s’il affirme qu’il a déjà diné, qu’on n’ajoute point créance à ses paroles, et qu’on le fasse manger par force ; ce ne sera pas lui faire bien grande violence.

« Que le plus pauvre des poètes, à moins qu’il n’appartienne à la catégorie des Adam et des Mathusalem, puisse dire qu’il est amoureux, bien qu’il ne le soit pas, et transformer le nom de sa dame selon son bon plaisir, l’appelant tantôt Amaryllis, tantôt Anarda, tantôt Chloris, tantôt Philis ou Philida, ou bien encore Juana Tellez, ou tout autrement, sans que nul n’ait le droit de lui en demander raison.