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yeux aperçoivent, au fond d’un vallon, une forêt de cent soixante mille palmiers souriant dans son éternel printemps, et plus loin les sables du Désert déroulant à perte de vue leurs mornes solitudes.

Au bord de l’Oued, torrent qui coule dans la porte, sur le petit pont de pierre qui le traverse, nous sommes vraiment placés entre deux mondes. Derrière nous, c’est encore l’Europe et l’empire de la Chrétienté ; devant nous, s’ouvrent les domaines de l’inconnu et le royaume de l’Infidélité.

El-Kantra n’est pas seulement une oasis ; c’est aussi une petite ville arabe que nous traversons. Un dôme blanc indiquant une koubah, tombeau d’un marabout, une mosquée qu’un minaret crénelé domine ; des maisons en pisé — boue séchée au soleil — sans fenêtres, percées seulement de trous de pigeons qui servent à la fois de ventilateurs et de meurtrières ; un cimetière sans enceinte que la route traverse, et marqué par des pierres brutes plantées sur chaque tombe ; des lavandières horribles, penchées sur les flots de cristal de l’oued, et suspendant leur linge blanc aux branches des palmiers dans un paysage d’une merveilleuse beauté ; des enfants malpropres jouant au milieu des tombeaux ; des groupes de flâneurs (tous les Arabes le sont) étendus dans les rues à l’ombre des maisons, quelques femmes tatouées et mal vêtues travaillant sous des appentis en branches de palmiers : tel est le spectacle que présente la ville. Il n’est pas beau mais très curieux ; et l’oasis est en revanche admirable à contempler. Ce n’est pas sans regrets que nous la voyons disparaître derrière nous.