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nous prenons place. Au-dessus de nos têtes, sur les quatre côtés du patio, est accroché un long balcon où sont accoudées des femmes voilées, dont nous ne voyons que les yeux, et qui applaudissent le sorcier, en criant : you ! you ! you ! you !

Au milieu du patio se tient l’aïssaoua, tête nue, se balançant et sautant comme un homme ivre au-dessus d’un petit feu d’où monte une fumée blanche qu’il aspire et qui paraît le griser. En face de lui, tout près du feu, trois musiciens, l’un soufflant dans une espèce de clarinette et les deux autres battant, à coups redoublés, de larges tambourins qu’on appelle bendios. L’aïssaoua chante, et les musiciens l’accompagnent. Mais quelle musique, grand Dieu, que cette musique arabe ! Mélopée d’une monotonie désespérante, et qu’on peut entendre des heures sans en pouvoir rien retenir. J’ai fait de mon mieux pour en graver quelques mesures dans ma mémoire ; mais je n’ai pu y réussir, parce que la musique arabe ne connaît, ni les tons, ni les demi-tons, mais procède par tiers de tons.

Le premier chant est un cantique à Aïssa qui est monté au ciel et a délivré les enfants d’Israël ; mais bientôt le chanteur ne fait que pousser des cris plaintifs, des lamentations, des rugissements accompagnés de bonds et de contorsions inimaginables. Il chancelle, il tombe, se relève, puis retombe, et semble en proie à des souffrances atroces.

Quand enfin il est parvenu au degré d’hallucination, ou de délire voulu, il commence ses sortiléges, avalant des scorpions et du verre pilé, se perçant les joues avec