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Non plus quand je vois paître aux flancs de nos côteaux
Mes gras troupeaux pareils aux roches immobiles,
Et dont le nombre est tel que lorsqu’ils vont par files
Aux approches du soir, s’abreuver aux ruisseaux,
Après eux, mes bergers avec leurs chiens dociles,
Pourraient, presqu’à pied sec, ou traverser les eaux.
Ce ne sont pas ces biens dont je vous remercie,
C’est plutôt…… et tout haut j’en rends grâce à genoux,
De m’avoir fait, seigneur, par faveur infinie,
Un cœur content du sort que je ne dois qu’à vous !
Je ne ressemble pas au courtisan vulgaire
Et dont l’ambition ronge et froisse le cœur ;
Car je vis sans souci de ce vain mot honneur,
Et, pourtant honoré de mes égaux sur terre,
Je naquis au village et non loin de la cour ;
Mais j’ai bien soixante ans et ne l’ai jamais vue ;
Quelle que soit du temps la fortune imprévue,
Me préserve le ciel de la voir un seul jour ?……

Voilà comment ce campagnard apprécie son bonheur.

Mais le roi et sa cour vont passer près de sa demeure dans une partie de chasse, et son fils, Félicien, le sollicite vivement de venir voir le roi, et lui décrit avec enthousiasme le spectacle qu’il aura sous les yeux.

Le bon vieux paysan lui répond :

Assez ; tu m’assommes, tais-toi,
Sais-tu bien ce que c’est que d’aller voir le roi ?
Es-tu-fou ? Crois tu donc qu’il soit si nécessaire
Pour un bon villageois comme moi, d’aller voir
Son seigneur souverain qui, ma foi, n’y tient guère ;
De mes jours ici-bas je touche au dernier soir,
Je ne le vis jamais et n’en ai pas d’envie
Quand s’approche pour moi la fin de cette vie ;
Je mourrai sans le voir : hé ! qu’en ai-je besoin ?
Entends-moi bien d’ailleurs, je suis roi dans mon coin ;
Et rois sont tous ceux-là qui vivent dans l’aisance