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« Le malheureux est seul. Son cheval harassé peut à peine se soutenir, il marche au hazard, et n’est plus dirigé.

« Le roi est si abattu qu’il perd quasi le sentiment ; il meurt de soif et de faim, et c’est une douleur de le voir ; il est si rouge de sang qu’il semble un charbon ardent.

« Ses armes d’un grand prix sont bossuées ; les coups qu’il a portés ont rendu son épée comme une scie, son casque déformé est enfoncé dans sa tête, son visage est enflé par la souffrance.

« Il monte au sommet d’une colline la plus haute qu’il aperçoit. De là, il contemple la défaite de son armée, il voit ses bannières et ses étendards tellement foulés aux pieds que la boue les recouvre ; il cherche des yeux ses capitaines, et aucun ne paraît, il regarde la plaine où le sang coule en ruisseau.

« À cette vue, Rodrigue éprouve une grande douleur et, pleurant de ses yeux, il parle ainsi :

« Hier, j’étais roi d’Espagne, aujourd’hui je ne le suis pas d’un seul village. Hier, j’avais des cités et des châteaux, aujourd’hui je ne possède plus rien.

« Hier, j’avais des serviteurs, tout un peuple prêt à m’obéir ; aujourd’hui il n’y a pas un créneau que je puisse dire à moi.

« Malheureuse fut l’heure, malheureux fut le jour où je naquis, et où j’héritai de cette grande seigneurie, puisque je devais la perdre toute entière en un instant. Ô mort, pourquoi ne viens-tu pas enlever mon âme à ce triste corps, je te recevrais avec tant de joie. »