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il laisse tomber la muleta, il la ramasse sous les yeux du taureau, il lui rit au nez, le provoque, l’insulte, s’en fait un jeu.

« Tout à coup, il s’arrête, se met en garde, lève son épée, calcule son coup : le taureau le regarde ; encore un instant, et ils s’élanceront l’un contre l’autre en même temps : l’un des deux doit mourir. Dix mille regards courent, avec la rapidité de l’éclair, de la pointe de l’épée à la pointe des cornes, dix mille cœurs battent d’anxiété et de terreur, tous les visages sont immobiles, on n’entend pas un souffle, l’immense foule paraît pétrifiée… voilà l’instant ! Le taureau s’élance, l’homme frappe : un seul cri aigu, suivi d’une tempête d’applaudissements, s’élance de toutes parts : l’épée a pénétré jusqu’à la garde dans le cou du taureau ; le taureau chancelle, et, jetant un flot de sang par la bouche, tombe comme foudroyé.

« Alors c’est un tumulte indescriptible : la multitude semble forcenée ; tous se lèvent, gesticulent, poussent de grands cris ; les dames font voltiger leurs mouchoirs, battent des mains, agitent leurs éventails ; la musique joue ; l’espada vainqueur s’approche de la barrière et fait le tour de l’arène ; sur son passage, des galeries, des loges, des gradins, les spectateurs exaltés par l’enthousiasme, lui jettent des poignées de cigares, des portefeuilles, des cannes, des chapeaux, tout ce qui leur tombe sous la main : en peu d’instants, l’heureux torero a les bras chargés de cadeaux, il appelle à son secours les capeadores ; rejette les chapeaux aux admirateurs, remercie, répond comme il peut aux saluts, aux louanges, aux