Page:Routhier - À travers l'Espagne, lettres de voyage, 1889.djvu/11

Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 12 —


20 Novembre.

Il n’y a pas un fil de vent, et le brouillard nous enveloppe. Le roulis se fait sentir et les victimes du mal de mer qui gémissent dans leurs cabines s’imaginent qu’il fait un grand vent. Est-ce une tempête ? demandent-elles avec anxiété.

Eh ! bien non ; mais la mer est perpétuellement en mouvement, sans cause apparente. Elle soupire comme un cœur qui souffre, et son sein se soulève en exhalant une plainte.

Ô mer ! pourquoi souffres-tu ? Dis-moi le secret de ta douleur. Est-ce le regret d’avoir englouti des milliers de mes semblables ? Est-ce une expiation de tes nombreux homicides ? Est-ce la peine du talion que tu subis pour les cœurs que tu as brisés, et pour les larmes que tu as fait répandre ? Alors, souffre, misérable, car tu l’as bien mérité.

Mais non, ce n’est pas cela. La mer souffre, avec toute la nature, parce que l’homme souffre. La douleur est le lien commun qui unit tous les êtres, et l’on dirait qu’une mutuelle sympathie rapproche l’homme et la mer. C’est en vain qu’il résiste à cette sensation mystérieuse la première fois qu’il se livre à ses mouvements. Quand elle s’agite il ne peut rester calme, et quand elle se soulève il se sent le cœur gonflé.

Si les femmes sont plus sensibles que les hommes à cette mobilité malsaine de la mer, c’est qu’elles sont naturellement plus sympathiques. Est-ce parce qu’elles ont plus de cœur que nous, ou parce que leurs cœurs sont plus faibles ? Voilà un problème que je ne veux pas résoudre.