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ne se croit oblige d’être un héros, & c’est ainsi qu’admirant l’amour honnête on se livre à l’amour criminel.

Ce qui acheve de rendre ses images dangereuses, c’est précisément ce qu’on fait pour les rendre agréables ; c’est qu’on ne le voit jamais régner sur la Scene qu’entre des ames honnêtes, c’est que les deux Amans sont toujours des modeles de perfection. Et comment ne s’interesseroit-on pas pour une passion si séduisante, entre deux cœurs dont le caractere est déjà si intéressant par lui-même ? Je doute que, dans toutes nos Pieces dramatiques, on en trouve une seule où l’amour mutuel n’ait pas la faveur du Spectateur. Si quelque infortune brûle d’un feu non, partage, on en fait le rebut du Parterre. On croit faire merveilles de rendre un amant estimable où haÏssable, selon qu’il est bien ou mal accueilli dans ses amours ; de faire toujours approuver au public les sentimens de sa mairesse ; & de donner à la tendresse tout l’intérêt de la vertu. Au lieu qu’il faudroit apprendre aux jeunes gens à se défier des illusions de l’amour, à fuir l’erreur d’un penchant aveugle qui croit toujours se fonder sur l’estime, & à craindre quelquefois de livrer un cœur vertueux à un objet indigne de ses soins. Je ne fâche gueres que le Misanthrope où le héros de la Piece ait fait un mauvais choix. *

[*Ajoutons le Marchand de Londres, piece admirable & dont la morale va plus directement au but qu’aucune piece françoise que je connoisse. ] Rendre le Misanthrope amoureux n’etoit rien, le coup de génie est de l’avoir fait amoureux d’une coquette. Tout le reste du Théâtre est un trésor de femmes parfaites. On diroit qu’elles s’y sont toutes réfugiées. Est-ce