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Ah ! qui est-ce qui connoit le contraste affreux de sauter tout d’un coup de l’excès du bonheur à l’excès de la misere, & de franchir cet immense intervalle, sans avoir un moment pour s’y préparer ? Hier, hier même, aux pieds d’une épouse adorée, j’étois le plus heureux des êtres ; c’étoit l’amour qui m’affervissoit à ses loix, qui me tenoit dan sa dépendance ; son tyrannique pouvoir étoit l’ouvrage de ma tendresse, & je jouissois même de ses rigueurs. Que ne rn’étoit-il donné de passer le cours des siècles dans cet état trop aimable, à l’estimer, la respecter, la chérir, à gémir de sa tyrannie, à vouloir la fléchir sans y parvenir jamais, à demander, implorer, supplier, desirer, sans cesse, & jamais ne rien obtenir. Ces tems., ces tems charmans de retour attendu, d’espérance trompeuse, valoient ceux mêmes où je la possédois. Et maintenant haÏ, trahi, déshonoré, sans espoir, sans ressource, je n’ai pas même la consolation d’oser former des souhaits... Je m’arrêtois, effrayé d’horreur à l’objet qu’il faloit substituer à celui qui rn’occupoit avec tant de charmes. Contempler Sophie avilie & méprisable ! Quels yeux pouvoient souffrir cette profanation ? Mon plus cruel tourment n’étoit pas de m’occuper de ma misere, c’étoit d’y mêler la honte de celle qui l’avoit causée. Ce tableau désolant étoit le seul que je ne pouvois supporter.

La veille, ma douleur stupide & forcenée m’avoit garanti de cette affreuse idée ; je ne songeois à rien qu’à souffrir. Mais à mesure que le sentiment de mes maux s’arrangeoit, pour ainsi dire., au fond de mon cœur, forcé de remonter à leur source, je me retraçois malgré moi ce fatal objet. Les