Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t2.djvu/576

Cette page n’a pas encore été corrigée

revanche combien en est-il qui l’ordonnent ! Qu’un magistrat à qui tient le salut de la patrie, qu’un pere de famille qui doit la subsistance à ses enfants, qu’un débiteur insolvable qui ruineroit ses créanciers, se dévouent à leur devoir, quoi qu’il arrive ; que mille autres relations civiles, & domestiques forcent un honnête homme infortuné de supporter le malheur de vivre pour éviter le malheur plus grand d’être injuste ; est-il permis pour cela, dans des cas tout différents, de conserver aux dépens d’une foule de misérables une vie qui n’est utile qu’à celui qui n’ose mourir ? "Tue-moi, mon enfant, dit le sauvage décrépit à son fils qui le porte, & fléchit sous le poids ; les ennemis sont là ; va combattre avec tes freres, va sauver tes enfants, & n’expose pas ton pere à tomber vif entre les mains de ceux dont il mangea les parents."Quand la faim, les maux, la misere, ennemis domestiques pires que les sauvages, permettroient à un malheureux estropié de consommer dans son lit le pain d’une famille qui peut à peine en gagner pour elle ; celui qui ne tient à rien, celui que le Ciel réduit à vivre seul sur la terre, celui dont la malheureuse existence ne peut produire aucun bien, pourquoi n’auroit-il pas au moins le droit de quitter un séjour où ses plaintes sont importunes, & ses maux sans utilité ?

Pesez ces considérations, milord, rassemblez toutes ces raisons, & vous trouverez qu’elles se réduisent au plus simple des droits de la nature qu’un homme sensé ne mit jamais en question. En effet, pourquoi seroit-il permis de se guérir de la goutte, & non de la vie ? L’une, & l’autre ne nous viennent-elles pas de la même main ? S’il est pénible de mourir, qu’est-ce