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LETTRE LII. DE JULIE.

Comment, mon ami, renoncer au vin pour sa maîtresse ! Voilà ce qu’on appelle un sacrifice ! Oh ! je défie qu’on trouve dans les quatre Cantons un homme plus amoureux que toi ! Ce n’est pas qu’il n’ait parmi nos jeunes gens de petits Messieurs francisés qui boivent de l’eau par air, mais tu seras le premier à qui l’amour en aura fait boire ; c’est un exemple à citer dans les fastes galans de la Suisse. Je me suis même informée de tes déportemens, & j’ai appris avec une extrême édification que soupant hier chez M. de Vueillerans, tu laissas faire la ronde à six bouteilles après le repas, sans y toucher, & ne marchandois non plus les verres d’eau, que les convives ceux de vin de la Côte. Cependant cette pénitence dure depuis trois jours que ma lettre est écrite, & trois jours font au moins six repas. Or à six repas observés par fidélité, l’on en peut ajouter six autres par crainte, & six par honte, & six par habitude, & six par obstination. Que de motifs peuvent prolonger des privations pénibles dont l’amour seul auroit la gloire ! Daigneroit-il se faire honneur de ce qui peut n’être pas à lui ?

Voilà plus de mauvaises plaisanteries que tu ne m’as tenu de mauvais propos, il est tems d’enrayer. Tu es grave naturellement ; je me suis apperçue qu’un long badinage t’échauffe, comme une longue promenade échauffe un homme