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l’abandonne ; pour en sentir tout le prix, il faut que le cœur s’y complaise, & qu’il nous éleve en élevant l’objet aimé. Otez l’idée de la perfection, vous ôtez l’enthousiasme ; ôtez l’estime, & l’amour n’est plus rien. Comment une femme pourroit-elle honorer un homme qui se déshonore ? Comment pourra-t-il adorer lui-même celle qui n’a pas craint de s’abandonner à un vil corrupteur ? Ainsi, bientôt ils se mépriseront mutuellement, l’amour ne sera plus pour eux qu’un honteux commerce, ils auront perdu l’honneur, & n’auront point trouvé la félicité.

Il n’en est pas ainsi, ma Julie, entre deux amans de même âge, tous deux épris du même feu, qu’un mutuel attachement unit, qu’aucun lien particulier ne gêne, qui jouissent tous deux de leur premiere liberté, & dont aucun droit ne proscrit l’engagement réciproque. Les loix les plus séveres ne peuvent leur imposer d’autre peine que le prix même de leur amour ; la seule punition de s’être aimés est l’obligation de s’aimer à jamais ; & s’il est quelques malheureux climats au monde où l’homme barbare brise ces innocentes chaînes, il en est puni, sans doute, par les crimes que cette contrainte engendre.

Voilà mes raisons, sage & vertueuse Julie, elles ne sont qu’un froid commentaire de celles que vous m’exposâtes avec tant d’énergie & de vivacité dans une de vos lettres ; mais c’en est assez pour vous montrer combien je m’en suis pénétré. Vous vous souvenez que je n’insistai point sur mon refus, & que malgré la répugnance que le préjugé m’a laissée, j’acceptai vos dons en silence, ne trouvant point