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pour eux. Ils n’amassent dans le cabinet que pour répandre dans le public ; ils ne veulent être sages qu’aux yeux d’autrui ; & ils ne se soucieroient plus de l’étude s’ils n’avoient plus d’admirateurs. [1] Pour nous qui voulons profiter de nos connoissances, nous ne les amassons point pour les revendre, mais pour les convertir à notre usage ; ni pour nous en charger, mais pour nous en nourrir. Peu lire, & penser beaucoup à nos lectures, ou, ce qui est la même chose, en causer beaucoup entre nous, est le moyen de les bien digérer ; je pense que quand on a une fois l’entendement ouvert par l’habitude de réfléchir, il vaut toujours mieux trouver de soi-même les choses qu’on trouverait dans les livres ; c’est le vrai secret de les bien mouler à sa tête, & de se les approprier : au lieu qu’en les recevant telles qu’on nous les donne, c’est presque toujours sous une forme qui n’est pas la nôtre. Nous sommes plus riches que nous pensons, mais, dit Montaigne, on nous dresse à l’emprunt & à la quête ; on nous apprend à nous servir du bien d’autrui plutôt que du nôtre ; ou plutôt, accumulant sans cesse, nous n’osons toucher à rien : nous sommes comme ces avares qui ne songent qu’à remplir leurs greniers, & dans le sein de l’abondance se laissent mourir de faim.

Il y a, je l’avoue, bien des gens qui cette méthode seroit fort nuisible & qui ont besoin de beaucoup lire & peu méditer, parce qu’ayant la tête mal faite ils ne rassemblent

  1. C’est ainsi que pensoit Sénéque lui-même. Si l’on donnoit, dit-il, la science, à condition de ne la pas montrer, je n’en voudrois point. Sublime philosophie, voilà donc ton usage !