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& exciter la commisération du public ; mais j’étois bien loin de soupçonner alors un semblable artifice. Je sentis s’élever dans mon cœur un mouvement de pitié, mêlé’d’indignation, en imaginant qu’un homme de Lettres, d’un mérite si éminent, étoit réduit, malgré la simplicité de sa maniere de vivre, aux dernieres extrémités de l’indigence, & que cet état malheureux étoit encore aggravé par la maladie, par l’approche de la vieillesse & par la rage implacable des dévots persécuteurs.

Je savois que plusieurs personnes attribuoient l’état fâcheux où se trouvoit M. Rousseau, à son orgueil extrême qui lui avoit fait refuser les secours de ses amis ; mais je crus que ce défaut, si c’en étoit un, étoit un défaut respectable. Trop de gens de Lettres ont avili leur caractere en s’abaissant à solliciter les secours d’hommes riches ou puissans, indignes de les protéger ; & je croyois qu’un noble orgueil, quoique porté à l’excès, méritoit de l’indulgence dans un homme de génie qui, soutenu, par le sentiment de sa propre supériorité & par l’amour de l’indépendance, bravoit les outrages de la fortune & l’insolence des hommes. Je me proposai donc de servir M. Rousseau à sa maniere. Je priai M. Clairaut de me donner sa lettre, & je la fis voir à plusieurs des amis & des protecteurs que M. Rousseau avoit à Paris. Je leur proposai un arrangement, par lequel on pouvoit procurer des secours à M. Rousseau sans qu’il s’en doutât. C’étoit d’engager le Libraire qui se chargeroit de son Dictionnaire de Musique, à lui en donner une somme plus considérable que celle qu’il en auroit offerte lui-même, & de rembourser cet excédent au Libraire.