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LETTRE À M. P****.

Motiers le 1 Mars 1764.

Je suis flatté, Monsieur, que sans un fréquent commerce de lettres, vous rendiez justice à mes sentimens pour vous ; ils seront aussi durables que l’estime sur laquelle ils sont fondés, & j’espere que le retour dont vous m’honorez ne sera pas moins à l’épreuve du tems & du silence. La seule chose changée entre nous est l’espoir d’une connoissance personnelle Cette attente, Monsieur, m’étoit douce ; mais il y faut renoncer si je ne puis la remplir que sur les terres de Geneve, ou dans les environs. Là-dessus mon parti est pris pour la vie & je puis vous assurer que vous êtes entré pour beaucoup dans ce qu’il m’en a coûté de le prendre. Du reste, je sens avec surprise qu’il m’en coûtera moins de le tenir que je ne m’étois figuré. Je ne pense plus à mon ancienne patrie qu’avec indifférence ; c’est même un aveu que je vous fais sans honte, sachant bien que nos sentimens ne dépendent pas de nous ; & cette indifférence étoit peut-être le seul qui pouvoir rester pour elle dans un cœur qui ne sut jamais haïr. Ce n’est pas que je me croye quitte envers elle ; on ne l’est jamais qu’à la mort. J’ai le zele du devoir encore ; mais j’ai perdu celui de l’attachement.

Mais où est-elle cette patrie ? existe-t-elle encore ? Votre lettre décide cette question. Ce ne sont ni les murs ni les hommes qui sont la patrie : ce sont les loix, les mœurs,