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pour arrêter ce désordre. Je demande si jamais on a oui dire qu’un sauvage en liberté ait seulement songé à se plaindre de la vie & à se donner la mort ? Qu’on juge donc avec moins d’orgueil, de quel côté est la véritable misere. Rien au contraire n’eût été si misérable que l’homme sauvage, ébloui par des lumieres, tourmenté par des passions, & raisonnant sur un état différent du sien. Ce fut par une providence tres-sage que les facultés qu’il avoit en puissance ne devoient se développer qu’avec les occasions de les exercer, afin qu’elles ne lui fussent ni superflues & à charge avant le tems, ni tardives & inutiles au besoin. Il avoit dans le seul instinct tout ce qu’il lui faloit pour vivre dans l’état de nature, il n’a dans une raison cultivée que ce qu’il lui faut pour vivre en société.

Il paroit d’abord que les hommes dans cet état n’ayant entr’eux aucune sorte de relation morale, ni de devoirs connus, ne pouvoient être ni bons ni méchans, & n’avoient ni vices ni vertus, à moins que, prenant ces mots dans un sens physique, on n’appelle vices, dans l’individu les qualités qui peuvent nuire à sa propre conservation, & vertus celles qui peuvent y contribuer ; auquel eu il faudroit appeller le plus vertueux, celui qui résisteroit le moins aux simples impulsions de la nature. Mais, sans nous écarter du sens ordinaire, il est à propos de suspendre le jugement que nous pourrions porter sur une telle situation, & de nous défier de nos préjugés, jusqu’à ce que, la balance à la main, on ait examiné s’il y a plus de vertus que de vices parmi les hommes civilisés, ou si leurs vertus sont plus avantageuses que leurs vices ne sont funestes, ou si le progrès de leurs connoissances est un dedommagement