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LE DUC.

Hein ? Puisque j’ai fini de vous prendre aujourd’hui
Tout ce qui vous restait de souvenirs de lui
Tout ce qui, malgré vous, en vous, était splendide
Je vous jette à présent, — puisque vous êtes vide !

MARMONT, blême.

Mais je…

LE DUC.

Mais je…L’avoir trahi, duc de Raguse, — toi !
Oui, vous vous disiez tous, je sais : « Pourquoi pas moi ? »
En voyant empereur votre ancien camarade…
Mais toi ! toi ! qu’il aima depuis le premier grade !
— Car il t’aimait au point de rendre mécontents
Ses soldats ! — toi qu’il fit maréchal à trente ans !…

MARMONT, rectifiant sèchement.

Trente-cinq !

LE DUC.

Trente-cinq !Et voilà ! c’est le traître d’Essonnes !
Et pour dire : trahir ! le peuple — tu frissonnes ! —
Le peuple a fabriqué le verbe raguser !
(Se levant tout d’un coup et marchant sur lui.)
Ne vous laissez donc pas en silence accuser !
Répondez ! Ce n’est plus le prince François-Charle,
C’est Napoléon Deux maintenant qui vous parle !

MARMONT, qui recule, bouleversé.

Mais on vient !… Metternich !… je reconnais sa voix…

LE DUC, lui montrant la porte qui s’ouvre, fièrement.

Eh bien ! trahissez-nous une seconde fois !

(Les bras croisés, il le brave du regard. Silence. Metternich reparaît avec Prokesch.)

METTERNICH, traversant le fond avec Prokesch.

Ne vous dérangez pas. Causez ! causez !… J’emmène
Prokesch, au fond du parc, voir la Ruine Romaine
Où j’organise un bal. — Dernier représentant
D’un monde qui mourra, dit-on, dans un instant,
J’aime assez que ce soit sur des ruines qu’on danse !
À demain…
(Ils sortent. Un temps.)