Et maintenant, monte la garde !
Je la monte !
(Il apparaît, maigre et nerveux, sanglé dans son vieux frac bleu de grenadier : les basques relevées par-derrière sous le gilet, retombent ; la silhouette se trouve complétée par la blancheur de la culotte et des bas de livrée.)
Allons ! C’est bien ! bonsoir !
Bonsoir !
(Il grandit d’une coudée, défripe en deux tapes son uniforme, étire ses bras chevronnés, remonte les épaulettes aplaties ; passe dans ses cheveux coiffés et poudrés le gros peigne de ses doigts écartés pour les relever en héroïque broussaille ; marche vers la console de gauche, saisit parmi les souvenirs qui l’encombrent le sabre-briquet qu’il passe, le bonnet à poil qu’il coiffe, le fusil qu’il fait sauter dans sa main ; s’arrête une seconde devant la haute psyché pour rabattre ses moustaches à la grenadière, gagne en deux enjambées la porte du prince, tombe au port d’armes…)
Que soudain redressé, délarbiné, minci,
Enfermé jusqu’à l’aube, impossible à surprendre,
Fronçant sous son bonnet son gros sourcil de cendre,
Se tenant dans son vieil uniforme bien droit,
— L’arme au bras et la main contre le téton droit,
Dans la position fixe et réglementaire, —
Gardant le fils ainsi qu’il a gardé le père ;
— C’est ainsi que debout, chaque nuit, sur ton seuil,
Se donnant à lui-même un mot d’ordre d’orgueil,
Fier de faire une chose énorme et goguenarde,
Un grenadier français monte, à Schœnbrunn, la garde !
(Il se met à se promener de long en large, dans le clair de lune, comme un factionnaire.)
C’est la dernière fois.
(Avec un coup d’œil sur la chambre du prince.)
Tu ne l’auras pas su.
C’est pour moi seul. C’est du vrai luxe, — inaperçu !
(Il s’arrête, l’œil jubilant.)
S’offrir un pareil coup pour n’éblouir personne,
Mais pour se dire, à soi tout seul : « Elle est bien bonne ! »