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la résurrection de tout un âge de l’histoire, de ces migrations de peuples, de la bataille des nations. Ses vrais héros, ce sont les peuples ; et derrière eux, comme derrière les héros d’Homère, les dieux qui les mènent : les forces invisibles, « les infiniment petits qui dirigent les masses », le souffle de l’Infini. Ces combats gigantesques, où un destin caché entrechoque les nations aveugles, ont une grandeur mythique. Par delà l’Iliade, on songe aux épopées hindoues[1].

Anna Karénine marque, avec Guerre et Paix, le sommet de cette période de maturité[2]. C’est une œuvre plus parfaite, que mène un esprit encore plus sûr de son métier artistique, plus riche aussi d’expérience, et pour qui le monde du cœur n’a plus aucun secret. Mais il y manque cette flamme de jeunesse, cette fraîcheur d’enthousiasme, — les

  1. Il est regrettable que la beauté de la conception poétique soit quelquefois ternie par les bavardages philosophiques, dont Tolstoï surcharge son œuvre, surtout dans les dernières parties. Il tient à exposer sa théorie de la fatalité de l’histoire. Le malheur est qu’il y revient sans cesse et qu’il se répète obstinément. Flaubert, qui « poussait des cris d’admiration », en lisant les deux premiers volumes, qu’il déclarait « sublimes » et « pleins de choses à la Shakespeare », jeta d’ennui le troisième volume : — « Il dégringole affreusement. Il se répète, et il philosophise. On voit le monsieur, l’auteur et le Russe, tandis que jusque-là on n’avait vu que la Nature et l’Humanité. » (Lettre à Tourgueniev, janvier 1880.)
  2. La première traduction française d’Anna Karénine parut en deux volumes, 1886, chez Hachette. Dans les Œuvres complètes, la traduction intégrale remplit quatre volumes (t. xv-xviii).