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Tout autre est la seconde scène : Sébastopol en mai 1855. Dès les premières lignes, on lit :

Des milliers d’amours-propres humains se sont ici heurtés, ou apaisés dans la mort…

Et plus loin :

… Et comme il y avait beaucoup d’hommes, il y avait beaucoup de vanités… Vanité, vanité, partout la vanité, même à la porte du tombeau ! C’est la maladie particulière à notre siècle… Pourquoi les Homère et les Shakespeare parlent-ils de l’amour, de la gloire, des souffrances, et pourquoi la littérature de notre siècle n’est-elle que l’histoire sans fin des vaniteux et des snobs ?

Le récit, qui n’est plus une simple relation de l’auteur, mais qui met en scène directement les passions et les hommes, montre ce qui se cache sous l’héroïsme. Le clair regard désabusé de Tolstoï fouille au fond des cœurs de ses compagnons d’armes ; en eux ainsi qu’en lui, il lit l’orgueil, la peur, la comédie du monde qui continue de se jouer, à deux doigts de la mort. Surtout la peur est avouée, dépouillée de ses voiles et montrée toute nue. Ces transes perpétuelles[1], cette obsession de la

  1. Tolstoï y est revenu, beaucoup plus tard, dans ses Entretiens avec son ami Ténéromo. Il lui a raconté notamment une crise de terreur qui le prit, une nuit qu’il était couché dans le « logement » creusé en plein rempart, sous le blindage. On trouvera cet Épisode de la guerre de Sébastopol dans le volume intitulé les Révolutionnaires, trad. J.-W. Bienstock.