Page:Rolland - Vie de Tolstoï.djvu/26

Cette page a été validée par deux contributeurs.

nait. Je demandais, et en même temps je sentais que je n’avais rien à demander et que je ne pouvais pas, que je ne savais pas demander. Je l’ai remercié, mais non en paroles, non en pensée… Une heure à peine s’était écoulée que j’écoutais la voix du vice. Je me suis endormi en rêvant de la gloire et des femmes : c’était plus fort que moi. — N’importe ! Je remercie Dieu pour ce moment de bonheur, pour ce qu’il m’a montré ma petitesse et ma grandeur. Je veux prier, mais je ne sais pas ; je veux comprendre, mais je n’ose pas. Je m’abandonne à Ta Volonté[1].

La chair n’était pas vaincue (elle ne le fut jamais) ; la lutte se poursuivait dans le secret du cœur, entre les passions et Dieu. Tolstoï note, dans le Journal, les trois démons qui le dévorent :

1o Passion du jeu. Lutte possible.

2o Sensualité. Lutte très difficile.

3o Vanité. La plus terrible de toutes.

Dans l’instant qu’il rêvait de vivre pour les autres et de se sacrifier, des pensées voluptueuses ou futiles l’assiégeaient : l’image de quelque femme cosaque, ou « le désespoir qu’il aurait si sa moustache gauche se soulevait plus que la droite[2] ». — « N’importe ! » Dieu était là, il ne le quittait plus. Le bouillonnement de la lutte même était fécond, toutes les puissances de vie en étaient exaltées.

Je pense que l’idée si frivole que j’ai eue d’aller

  1. Journal, trad. J.-W. Bienstock.
  2. Ibid., 2 juillet 1851.