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dont le héros est son prête-nom favori, le prince Nekhludov[1].

Nekhludov a vingt ans. Il a laissé l’Université pour se consacrer à ses paysans. Voici un an qu’il travaille à leur faire du bien ; et, dans une visite au village, nous le voyons qui se heurte à l’indifférence railleuse, à la méfiance enracinée, à la routine, à l’insouciance, au vice, à l’ingratitude. Tous ses efforts sont vains. Il rentre découragé, et il songe à ses rêves d’il y a un an, à son généreux enthousiasme, à « son idée que l’amour et le bien étaient le bonheur et la vérité, le seul bonheur et la seule vérité possibles en ce monde ». Il se sent vaincu. Il est honteux et lassé.

Assis devant le piano, sa main inconsciemment effleura les touches. Un accord sortit, puis un second, un troisième… Il se mit à jouer. Les accords n’étaient pas tout à fait réguliers ; souvent ils étaient ordinaires jusqu’à la banalité et ne décelaient aucun talent musical ; mais il y trouvait un plaisir indéfinissable, triste. À chaque changement d’harmonies, avec un battement de cœur, il attendait ce qui allait sortir, et il suppléait vaguement par l’imagination à ce qui faisait défaut. Il entendait le chœur, l’or-

  1. Nekhludov figure aussi dans Adolescence et Jeunesse (1854), dans une Rencontre au Détachement (1866), le Journal d’un Marqueur (1856), Lucerne (1857) et Résurrection (1899). — Il faut remarquer que ce nom désigne des personnages différents. Tolstoï n’a pas cherché à lui conserver le même aspect physique, et Nekhludov se tue, à la fin du Journal d’un Marqueur. Ce sont des incarnations diverses de Tolstoï, dans ce qu’il a de meilleur et de pire.