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oreilles[1]. Ne pouvant se donner le change sur cette laideur qui, lorsqu’il était enfant, lui causait déjà des crises de désespoir[2], il prétendit réaliser l’idéal de « l’homme comme il faut[3] ». Cet idéal le conduisit, pour faire comme les autres « hommes comme il faut », à jouer, à s’endetter stupidement et à se débaucher tout à fait[4].

Une chose le sauva toujours : son absolue sincérité.

— Savez-vous pourquoi je vous aime plus que les autres ? dit Nekhludov à son ami. Vous avez une qualité étonnante et rare : la franchise.

— Oui, je dis toujours les choses que j’ai même honte à m’avouer[5].

Dans ses pires égarements, il se juge avec une clairvoyance impitoyable.

« Je vis tout à fait bestialement, écrit-il dans son Journal, je suis tout déprimé. »

Et, avec sa manie d’analyse, il note minutieusement les causes de ses erreurs :

  1. D’après un portrait de 1848, quand il avait vingt ans (reproduit dans le premier volume de Vie et Œuvre).
  2. « Je m’imaginais qu’il n’y avait pas de bonheur sur terre pour un homme qui avait, comme moi, le nez si large, les lèvres si grosses et les yeux si petits. » (Enfance, xvii.) Ailleurs, il parle avec désolation de « ce visage sans expression, ces traits veules, mous, indécis, sans noblesse, rappelant les simples moujiks, ces mains et ces pieds trop grands ». (Jeunesse, i.)
  3. « Je partageais l’humanité en trois classes : les hommes comme il faut, les seuls dignes d’estime ; les hommes non comme il faut, dignes de mépris et de haine ; et la plèbe : elle n’existait pas. » (Jeunesse, xxxi.)
  4. Surtout pendant un séjour à Saint-Pétersbourg, en 1847-8.
  5. Adolescence, xxvii.