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Le monde voit, de loin en loin, de ces apparitions de grands esprits révoltés, qui, comme Jean le Précurseur, lancent l’anathème contre une civilisation corrompue. La dernière de ces apparitions avait été Rousseau. Par son amour de la nature[1], par sa haine de la société moderne, par

    un grain de sel, sur la queue. Il est tout aussi facile de le prendre d’abord. C’est se moquer des gens que de leur parler d’arbitrage et de désarmement consenti par les États. Verbiage que tout cela ! Naturellement, les gouvernements approuvent : les bons apôtres ! Ils savent bien que cela ne les empêchera jamais d’envoyer des millions de gens à l’abattoir, quand il leur plaira de le faire. (Le royaume de Dieu est en nous, chap. vi.)

  1. La nature fut toujours « le meilleur ami » de Tolstoï, comme il aimait à dire :

    « Un ami, c’est bien ; mais il mourra, il s’en ira quelque part, et on ne pourra le suivre, tandis que la nature à laquelle on s’est uni par l’acte de vente ; ou qu’on possède par héritage, c’est mieux. Ma nature à moi est froide, rebutante, exigeante, encombrante ; mais c’est un ami qu’on gardera jusqu’à la mort ; et quand on mourra, on y entrera. » (Lettre à Fet, 19 mai 1861. Corresp. inéd., p. 31.)

    Il participait à la vie de la nature, il renaissait au printemps ; (« Mars et Avril sont mes meilleurs mois pour le travail. » — À Fet, 23 mars 1877), il s’engourdissait à la fin d’automne (« C’est pour moi la saison la plus morte, je ne pense pas, je n’écris pas, je me sens agréablement stupide. » — À Fet, 21 octobre 1869).

    Mais la nature qui lui parlait intimement au cœur, c’était la nature de chez lui, celle de Iasnaïa. Bien qu’il ait, au cours de son voyage en Suisse, écrit de fort belles notes sur le lac de Genève, il s’y sentait un étranger ; et ses liens avec la terre natale lui apparurent alors plus étroits et plus doux :

    « J’aime la nature, quand de tous côtés elle m’entoure, quand de tous côtés m’enveloppe l’air chaud qui se répand dans le lointain infini, quand cette même herbe grasse que j’ai écrasée en m’asseyant fait la verdure des champs infinis, quand ces mêmes feuilles qui, agitées par le vent, portent l’ombre sur mon visage, font le bleu sombre de la forêt lointaine, quand ce même air que je respire fait le fond bleu clair du ciel infini, quand je ne suis pas seul à jouir de la nature, quand, autour de moi, bourdonnent et tournoient des millions d’insectes et que chantent