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terrible, quand cette animalité n’est pas à découvert, quand elle se cache sous des dehors soi-disant poétiques[1] ». Ces conversations de salon, qui ont simplement pour objet de satisfaire un besoin physique : « le besoin d’activer la digestion, en remuant les muscles de la langue et du gosier[2] ». Une vision crue des êtres qui n’épargne personne, ni la jolie Korchaguine, « avec les os de ses coudes saillants, la largeur de son ongle du pouce », et son décolletage qui inspire à Nekhludov « honte et dégoût, dégoût et honte », — ni l’héroïne, la Maslova, dont rien n’est dissimulé de la dégradation, son usure précoce, son expression vicieuse et basse, son sourire provocant, son odeur d’eau-de-vie, son visage rouge et enflammé. Une brutalité de détails naturalistes : la femme qui cause, accroupie sur le cuveau aux ordures. L’imagination poétique, la jeunesse se sont évanouies, sauf dans les souvenirs du premier amour, dont la musique bourdonne en nous avec une intensité hallucinante, la chaste nuit du Samedi Saint, et la nuit de Pâques, le dégel, le brouillard blanc si épais « qu’à cinq pas de la maison, l’on ne voyait rien qu’une masse sombre d’où jaillissait la lueur rouge d’une lampe », le chant des coqs dans la nuit, la rivière glacée qui craque, ronfle, s’éboule et résonne comme un verre qui se brise, et le

  1. I, p. 379. — Je cite la traduction de Teodor de Wyzewa. — Une édition intégrale de Résurrection doit former les t. xxxvi et xxxvii des Œuvres complètes.
  2. I, p. 129.