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de cette deuxième crise, beaucoup plus tragique que la première, et bien plus grosse en conséquences. Qu’étaient les angoisses religieuses personnelles de Tolstoï dans cet océan de misère humaine, de misère réelle, non forgée par l’esprit d’un oisif qui s’ennuie ? Impossible de ne pas la voir. Et impossible, l’ayant vue, de ne pas chercher à la supprimer, à tout prix. — Hélas ! est-ce possible ?…

Un admirable portrait, que je ne puis regarder sans émotion[1], dit ce que Tolstoï souffrit alors. Il est représenté de face, assis, les bras croisés, en blouse de moujik ; il a l’air accablé. Ses cheveux sont encore noirs, sa moustache déjà grise, sa grande barbe et ses favoris tout blancs. Une double ride laboure dans le beau front large un sillon harmonieux. Il y a tant de bonté dans le gros nez de bon chien, dans les yeux qui vous regardent, si francs, si clairs, si tristes ! Ils lisent si sûrement en vous ! Ils vous plaignent et vous implorent. La figure est creusée, porte les traces de la souffrance, de grands plis au-dessous des yeux. Il a pleuré. Mais il est fort et prêt au combat.

Il avait une logique héroïque.

Je m’étonne toujours de ces paroles si souvent répétées : « Oui, c’est bien en théorie ; mais comment sera-ce en pratique ? » Comme si la théorie consistait

  1. Photographie de 1885, reproduite dans l’édition de Que devons-nous faire ? des Œuvres complètes.