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LES AMIES

que le hasard l’eut séparée de cet homme, — qu’elle ne sentit plus peser sur elle son amour clairvoyant, — qu’elle fut libre, — aussitôt succéda à la confiance amicale qui subsistait entre eux, une rancune de s’être ainsi livrée, une sorte de haine d’avoir porté si longtemps le joug d’une affection qu’elle ne ressentait plus. — Qui dira les rancunes ignorées, implacables, qui couvent dans le cœur d’un être qu’on aime et dont on se croit aimé ? Du jour au lendemain, tout est changé. Elle aimait, la veille, elle le semblait, elle le croyait. Elle n’aime plus. Celui qu’elle a aimé est rayé de sa pensée. Il s’aperçoit tout à coup qu’il n’est plus rien pour elle ; et il ne comprend pas : il n’a rien vu du long travail qui se faisait en elle ; il ne s’est point douté de l’hostilité secrète qui s’amassait contre lui ; il ne veut pas sentir les raisons de cette vengeance et de cette haine. Raisons souvent lointaines, multiples et obscures, — certaines, ensevelies sous les voiles de l’alcôve, — d’autres, d’amour-propre blessé, secrets du cœur aperçus et jugés, — d’autres… qu’en sait-elle, elle-même ? Il est telle offense cachée, qu’on lui fit sans le savoir, et qu’elle ne pardonnera jamais. Jamais on ne parviendra à la connaître, et elle-même ne la