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LA FIN DU VOYAGE

il était désorienté. Il avait perdu contact avec ceux de sa classe, qui creusaient patiemment, durement le sillon de leur vie. Il était tombé dans un monde différent, où il était mal à l’aise, et qui pourtant ne lui déplaisait pas. Faible, aimable et curieux, il observait complaisamment ce monde non sans grâce, mais sans consistance ; et il ne s’apercevait pas qu’il se laissait peu à peu teinter par lui ; sa foi n’était plus aussi sûre.

Sans doute, la transformation était moins rapide chez lui que chez Jacqueline. La femme a le redoutable privilège de pouvoir changer tout d’un coup tout entière. Ces morts et ces renouvellements instantanés de l’être terrifient ceux qui l’aiment. C’est pourtant une chose naturelle, pour un être plein de vie que ne tient pas en bride la volonté, de ne plus être demain ce qu’il fut aujourd’hui. Il est une eau qui s’écoule. Qui l’aime doit la suivre, ou bien l’emporter dans son cours. Dans les deux cas, il faut changer. Mais c’est une épreuve dangereuse ; on ne connaît vraiment l’amour qu’après l’y avoir soumis. Et son harmonie est si délicate, dans les premières années de vie commune, qu’il suffit souvent de la plus légère altération dans l’un ou l’autre des deux êtres, pour tout détruire. Com-