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JEAN-CHRISTOPHE À PARIS

strapontins d’orchestre près de la scène. Christophe Krafft devait jouer. Ils ne connaissaient, ni l’un ni l’autre, ce musicien allemand. Quand elle le vit paraître, tout son sang reflua au cœur. Bien que ses yeux fatigués ne le vissent qu’à travers un brouillard, elle n’eut aucun doute quand il entra : elle reconnut l’ami inconnu des mauvais jours d’Allemagne. Elle n’avait jamais parlé de lui à son frère ; et c’était à peine si elle avait pu s’en parler à elle-même : toute sa pensée avait été absorbée depuis par les soucis de la vie. Et puis, elle était une raisonnable petite Française, qui se refusait à admettre un sentiment obscur, dont la source lui échappait, et qui n’avait point d’avenir. Il y avait en elle toute une province de l’âme, aux profondeurs insoupçonnées, où dormaient bien d’autres sentiments, qu’elle eût eu honte de voir : elle savait qu’ils étaient là ; mais elle en détournait les yeux, par une sorte de terreur