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LA FOIRE SUR LA PLACE

énormément, au contraire de ces Français, qui touchaient à peine à leurs vins. Son voisin l’y encourageait malignement, et remplissait son verre, qu’il vidait sans y penser. Mais, quoiqu’il ne fût pas habitué à ces excès de table, surtout après les semaines de privations qu’il venait de passer, il tint bon, et ne donna pas le spectacle ridicule, que les autres espéraient. Il restait absorbé, seulement ; on ne faisait plus attention à lui : on pensait qu’il était assoupi par le vin. En outre de la fatigue qu’il avait à suivre une conversation française, il était las de n’entendre parler que de littérature, — acteurs, auteurs, éditeurs, bavardages de coulisses ou d’alcôves littéraires : — à cela semblait se réduire le monde. Au milieu de toutes ces figures nouvelles et de ce bruit de paroles, il ne parvenait à fixer en lui ni une physionomie, ni une pensée. Ses yeux de myope, vagues et absorbés, faisaient le tour de la table lentement, se posant sur les gens, et ne semblant pas les voir. Il les voyait pourtant mieux que quiconque ; mais lui-même n’en avait pas conscience. Son regard n’était point comme celui de ces Français et de ces Juifs, qui happe à coups de bec des lambeaux des objets, menus, menus, menus, et les dépèce en un instant. Il s’imprégnait longuement, en silence, des êtres, comme une éponge ; et il les emportait. Il lui semblait n’avoir rien vu, et ne se souvenir de rien. Ce n’était que longtemps après, — des heures, sou-