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LA FOIRE SUR LA PLACE

Il mangeait une fois par jour, à une heure de l’après-midi. Il avait acheté un gros saucisson, qu’il avait pendu à sa fenêtre ; avec une bonne tranche, un solide quignon de pain, et une tasse de café qu’il fabriquait lui-même, il faisait un repas des dieux. Mais il en eût bien fait deux. Il était fâché d’avoir si bon appétit. Il s’apostrophait sévèrement ; il se traitait de goinfre, qui ne pense qu’à son ventre. De ventre, il n’en avait guère ; il était plus efflanqué qu’un chien maigre. Au reste, solide, une charpente de fer, et la tête toujours libre.

Il ne s’inquiétait pas trop du lendemain, bien qu’il aurait eu de bonnes raisons pour cela. Tant qu’il avait devant lui l’argent de la journée, il ne se mettait pas en peine. Le jour où il n’eut plus rien, il se décida enfin à commencer ses tournées chez les éditeurs. Il ne trouva de travail nulle part. Il revenait chez lui, bredouille, quand, passant près du magasin de musique où il avait été présenté naguère par Sylvain Kohn à Daniel Hecht, il entra, sans se rappeler qu’il était déjà venu là dans des circonstances peu agréables. La première personne qu’il vit fut Hecht. Il fut sur le point de rebrousser chemin ; mais il était trop tard : Hecht l’avait vu. Christophe ne voulut pas avoir l’air de reculer ; il s’avança vers Hecht, ne sachant pas ce qu’il allait lui dire, et prêt à lui tenir tête avec autant d’arrogance qu’il le faudrait : car il était con-