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LA FOIRE SUR LA PLACE

parvenait pas à entamer, cherchait à l’étouffer, sans éclat, en silence. Il n’était pas pressé, étant de ceux qui, comme Christophe, comptaient sur le temps ; mais c’était pour détruire, au lieu que Christophe, c’était pour édifier. Il n’eut pas de peine à détacher de Christophe Sylvain Kohn et Goujart, comme il l’avait peu à peu évincé du salon des Stevens. Il fit le vide autour de lui.

Christophe s’en chargeait, de lui-même. Il ne contentait personne, n’étant d’aucun parti, ou mieux, étant contre tous les partis. Il n’aimait pas les Juifs ; mais il aimait encore moins les antisémites. Cette lâcheté des masses soulevées contre une minorité puissante, non parce qu’elle est mauvaise, mais parce qu’elle est puissante, cet appel aux bas instincts de jalousie et de haine, lui répugnait. Il se faisait regarder par les Juifs comme un antisémite, par les antisémites comme un Juif. Quant aux artistes, ils sentaient en lui l’ennemi. Instinctivement, Christophe se faisait, en art, plus Allemand qu’il n’était. Par opposition avec la voluptueuse ataraxie de certaine musique parisienne, il célébrait la volonté violente, un pessimisme viril et sain. Quand la joie paraissait, c’était avec un manque de goût, une fougue plébéienne, bien faits pour révolter jusqu’aux aristocratiques patrons de l’art populaire. Une forme savante et rude. Même, il n’était pas loin d’affecter, par réaction, une négligence apparente dans le style et une insouciance de l’origi-