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JEAN-CHRISTOPHE À PARIS

— Au contraire ! Il n’y a que le reste qui compte… pour le monde.

— Mais pour vous ?

— Pour moi, cela n’existe pas.

— Comme vous êtes dur ! répéta Colette.

— Un peu. Il faut bien que quelques-uns le soient. Quand ce ne serait que dans l’intérêt des autres !… S’il n’y avait pas un peu de caillou, par ci par là, dans le monde, il s’en irait en bouillie.

— Oui, vous avez raison, vous êtes heureux d’être fort, dit Colette tristement. Mais ne soyez pas trop sévère pour ceux, — surtout pour celles qui ne le sont pas… Vous ne savez pas combien notre faiblesse nous pèse. Parce que vous nous voyez rire, flirter, faire des singeries, vous croyez que nous n’avons rien de plus en tête, et vous nous méprisez. Ah ! si vous lisiez tout ce qui se passe dans la tête des petites femmes de quinze à dix-huit ans, qui vont dans le monde, et qui ont le genre de succès que comporte leur débordante vie, — lorsqu’elles ont bien dansé, dit des niaiseries, des paradoxes, des choses amères dont on rit parce qu’elles rient, lorsqu’elles ont livré un peu d’elles-mêmes à des imbéciles, et cherché au fond des yeux de chacun cette lumière qu’on n’y trouve jamais, — si vous les voyiez, quand elles rentrent chez elles, dans la nuit, et s’enferment dans leur chambre silencieuse, et se jettent à genoux dans des agonies de solitude !…