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LA FOIRE SUR LA PLACE

que ce qui compte en art, ce ne sont pas les milliers qui n’y comprennent rien, mais la poignée de gens qui l’aiment et qui le servent avec une fière humilité. Les avait-il seulement vus, en France ? Créateurs et critiques, — les meilleurs travaillaient en silence, loin du bruit, comme Franck avait fait, comme faisaient les mieux doués des compositeurs d’à présent, et tant d’artistes, qui vivraient toute leur vie dans l’ombre, pour fournir plus tard à quelque journaliste la gloire de les découvrir et de se dire leur ami, — et cette petite armée de savants obscurs et laborieux, qui, sans ambition, insoucieux d’eux-mêmes, relevaient pierre à pierre la grandeur de la France passée, ou qui, s’étant voués à l’éducation musicale du pays, préparaient la grandeur de la France à venir. Combien y avait-il là d’esprits, dont la richesse, la liberté, et la curiosité universelle eût attiré Christophe, s’il avait pu les connaître ! Mais à peine avait-il entrevu, en passant, deux ou trois d’entre eux ; il ne les connaissait qu’à travers des caricatures de leur pensée. Il ne voyait que leurs défauts, copiés, exagérés par les singes habituels de l’art et les commis voyageurs de la presse.

Ce qui l’écœurait surtout dans cette plèbe musicale, c’était son formalisme. Jamais entre ces gens il n’était question d’autre chose que de la forme. Du sentiment, du caractère, de la vie, pas un mot ! Pas un d’eux ne se doutait que tout vrai musicien vit dans un univers sonore, comme les autres