Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 4.djvu/53

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
la révolte

soit pour quelque autre raison plus personnelle, sinon plus cuisante, ne manquèrent point de rappeler qu’en effet il n’était pas un pur Allemand. Sa famille paternelle était — on s’en souvient — originaire de la Belgique. Rien de surprenant dès lors à ce que cet immigré dénigrât les gloires nationales. Cette constatation expliquait tout, et l’amour-propre germanique y trouvait des raisons de s’estimer davantage, en même temps que de mépriser son adversaire.

À cette vengeance, toute platonique, Christophe vint, de lui-même, fournir des aliments plus substantiels. Il est bien imprudent de critiquer les autres, quand on est sur le point de s’exposer à la critique. Un artiste plus habile et moins franc eût montré plus de modestie et plus de respect pour ses devanciers. Mais Christophe ne voyait aucune raison pour cacher son mépris de la médiocrité et son bonheur de sa propre force. Ce bonheur se manifestait d’une façon immodérée. Bien que Christophe eût, depuis l’enfance, l’habitude de se replier en soi, faute d’un être à qui se confier, il était pris, dans ces derniers temps, d’un besoin d’expansion. C’était trop de joie pour lui seul ; sa poitrine était trop petite pour la contenir ; il eût éclaté, s’il n’avait partagé son allégresse. À défaut d’ami, il avait pris pour confident son collègue à l’orchestre, le deuxième Kapellmeister Siegmund Ochs, un jeune Wurtembergeois, bon enfant et sournois, qui lui témoignait une déférence débordante. Il ne se défiait pas de lui ; et, quand il s’en fût défié, comment aurait-il pu jamais penser qu’il y avait quelque inconvénient à confier sa joie à un indifférent, à un ennemi même ? Ne devaient-ils pas plutôt lui en être reconnaissants ? N’était-ce pas pour eux aussi qu’il travaillait ? Il apportait du bonheur pour tous, amis et ennemis. — Il ne se doutait pas qu’il n’y a rien de plus difficile à faire accepter aux hommes qu’un bonheur nouveau ; ils préféreraient presque un malheur ancien : il leur faut un aliment remâché depuis des siècles. Mais ce qui leur est surtout intolérable, c’est la pensée de devoir ce bonheur à un

41