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Jean-Christophe

Il entendait en lui une ruche de souvenirs et d’êtres inconnus ; ses artères bruissaient :

Ainsi… Ainsi… Ainsi…

Le grondement des siècles passait en lui…

Bien d’autres Krafft avant lui avaient subi les épreuves qu’il subissait aujourd’hui, et goûté la détresse de cette dernière heure sur la terre natale. Race toujours errante, et de partout bannie par son indépendance et son inquiétude. Race toujours en proie à un démon intérieur, qui ne lui permettait de se fixer nulle part. Race attachée pourtant au sol, d’où on l’arrachait, et ne pouvant se passer de l’aimer.

Christophe repassait à son tour par les mêmes douloureuses étapes ; et ses pas retrouvaient sur le chemin les traces de ceux qui avaient été avant lui. Il regardait, les yeux pleins de larmes, se perdre dans la brume la terre de la patrie, à laquelle il fallait dire adieu. — N’avait-il pas désiré ardemment la quitter ? — Oui ; mais à présent qu’il la quittait vraiment, il se sentait étreint d’angoisse. Il n’y a qu’un cœur de bête qui puisse se séparer sans émotion de la terre maternelle. Heureux ou malheureux, on a vécu avec elle ; elle fut la mère et la compagne : on a dormi en elle, on a dormi sur elle, on en est imprégné ; elle garde dans son sein le trésor de nos rêves, toute notre vie passée, et la poussière sacrée de ceux que nous avons aimés. Christophe revoyait la suite de ses jours, et les chères images qu’il laissait sur cette terre, ou dessous. Ses souffrances ne lui étaient pas moins chères que ses joies. Minna, Sabine, Ada, le grand-père, l’oncle Gottfried, le vieux Schulz, — tout reparut à ses yeux, en l’espace de quelques minutes. Il ne pouvait s’arracher à ses morts — (car il comptait aussi Ada parmi les morts). — L’idée de sa mère, qu’il laissait, seule vivante, de tous ceux qu’il aimait, au milieu de ces fantômes, lui était intolérable. Il fut sur le point de repasser la frontière, tant il se trouvait lâche d’avoir cherché la fuite.

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