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Roland est mon ami, je le reconnais pour un homme de bien, tous les départements le reconnaissent comme moi… ».

Madame Roland, dans un passage de ses Mémoires (I, 66) que nous avons cité plus haut, en parlant de l’amitié établie entre Buzot et elle dès 1791, ajoutait : « Elle est devenue intime, inaltérable ; je dirai ailleurs comment elle relation s’est resserrée ». Elle a dû le dire, en effet, dans ces cahiers, aujourd’hui perdus, qu’elle écrivait en octobre 1793, sous le titre Dernier supplémnnt adressé nommément à Jany, et qu’elle appelait ses « Confessions » (lettres 550, 553). Mais déjà nous le voyons ici. C’est à Buzot évidemment, dès qu’il se jette ainsi dans la lutte, que va sa confiance. Déjà environnée par la tourmente, elle regarde autour d’elle, cherche ses amis de 1791. Robespierre ? Il est devenu un ennemi : « Nous sommes sous le couteau de Robespierre et de Marat » (à Bancal, 5 septembre 1792). Pétion ? Elle connaît sa légèreté vaniteuse et compromettante. Brissot ? Mais ce n’est pas lui, médiocre orateur, qui s’élancera à la tribune pour repousser les assauts de la Montagne. Les venimeuses attaques de Camille Desmoulins ont d’ailleurs bien entamé son autorité sur l’assemblée. Bancal des Issarts ? L’homme est on ordinaire[1], sans compter qu’elle a ses raisons, tout en lui gardant une franche amitié, de le tenir à distance. Buzot seul pense entièrement comme Roland et elle ; seul il combat pour eux avec un désintéressement absolu. Ainsi la confiance, l’admiration, la reconnaissance, tout l’enveloppe, tout pénètre rapidement son cœur. Dès le mois d’octobre, les combats intérieurs commencent ; nous le voyons par un de ces aveux indirects épars dans les Mémoires : « J’étais alors au mois d’octobre [1792], écrit-elle à propos d’un petit fait qu’elle vient de relater ; je n’ambitionnais que de conserver mon âme pure et de voir la gloire de mon mari intacte » . (II, 134.) Notons bien la nuance. Aimer Buzot, rester pure et servir la gloire de Roland, tout son programme est là. L’échafaud lui permit d’y rester fidèle.

Les billets écrits à Lanthenas dans les derniers mois de 1792[2] nous font entrevoir, par échappées, le douloureux drame. Nous avons déjà dit que Lanthenas, silencieusement épris de Madame Roland, mais sachant bien qu’il n’avait rien à attendre, n’avait pris ombrage ni de Bosc, ni de Bancal, pour des raisons très diverses. Mais, quand vint Buzot, la jalousie, exaspérée par une divergence politique très réelle, le rendit perspicace. Son tort fut alors de ne savoir ni comprendre, ni se résigner, ni se taire. De là, des explications irritées, de fiers aveux : «’Eussiez-vous mille fois raison, l’empire que j’ai reconnu est établi et je ne puis plus m’y soustraire… ». « Soyez tranquille sur le soin que je puis prendre de ma vertu : elle ne dépend ni de vous, ni de personne, pas plus que mon estime ne dépend de votre jugement, ni mes affections de votre volonté… », etc., etc.

À la veille de sa mort, le ressentiment de Madame Roland contre Lanthenas durait encore et se traduisait en jugements cruels :

  1. Cf. la parole orgueilleuse des Mémoires (I, 113) : « Jalouse… de me défendre de toute affection qui n’eût point été à la hauteur de ma destinée ».
  2. Lettres 308 à 318. Elles ne sont pas datées. Mais les indices que nous avons signalés dans nos notes permettent de les placer à cette époque. Au 20 janvier 1793, Madame Roland n’écrit plus que « Monsieur » (lettre 520) à celui que d’abord, au début des explications, en octobre ou novembre, elle appelait encore « mon frère ». (Lettre 509.)