Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/149

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bien la moitié ; j’en ai conclu que la fable d’Eve n’était pas si bête et que la gourmandise était véritablement un péché originel. Vous autres, philosophes, qui n’y croyez guère, qui nous dites que tous les vices sont nés dans la société, par le développement des passions qu’elle excite et par l’opposition des intérêts, apprenez-moi pourquoi cet enfant de six semaines, dont l’imagination ne peut rien dire encore, dont les sens paisibles et réglés ne doivent avoir d’autre maître que le besoin, passe déjà les bornes de celui-ci ? On nous peint l’homme dans l’état de nature, docile à ses impressions, mais uniquement guidé par elle, s’arrêtant constamment après le besoin satisfait, et je vois mon petit nouveau-né prendre le lait avec l’avidité et l’excès de la gourmandise ? Vous me direz que les passions des pères agissent sans doute sur les principes constitutifs des enfants, et vous vous tirerez d’affaire par cette influence, comme jadis les astrologues par celle des astres ; moi, je crois bonnement que les uns ni les autres ne voient bien clair dans tout cela. Au reste, messieurs du Musée, qui savent tant de choses, nous éclaireront sans doute un jour sur cet objet. En vérité, je n’ai jamais rien imaginé de si ridicule que cette assemblée, ni de si plaisant que le récit de leur habileté à créer des petits chiens ; honneur aux abbés pour les talents prolifiques[1] ! Tu apprendras sans doute comment on

  1. Roland avait écrit à sa femme, le 16 novembre 1781 (Papiers Roland, ms. 6240, fol. 91) : « Le hasard me poussa hier [c’est-à-dire jeudi 15 novembre] à la première assemblée du Musée, avec billet ; j’y entendis dire que les anciens ne savaient rien ; qu’on s’y enthousiasmait (dans l’antiquité) de la moindre connaissance ; qu’il n’appartient qu’aux modernes de se dire savants ; que ce sont les Académies qui rendent tels, et que le Musée est l’Académie des Académies par excellence ; c’est le chef-d’œuvre de la meilleure administration, du meilleur prince, du plus éclairé gouvernement, etc. M. de La Lande était assis au rang des sages et fait corps de cet illustre aréopage, qu’un petit abbé, qui se frétille fort, me paraît diriger. J’y appris, entre autres choses, qu’on venait à bout de créer des êtres animés sans jonction du mâle avec la femelle, mais par une injection purement artificielle, faite de main d’homme, sur les animaux. On a fait ainsi de petits chiens ; on ne désespère pas de faire des créatures humaines ; et c’est un abbé qui est l’auteur de l’invention et qui a fait les expériences… »

    Voir sur le Musée, ou plutôt les deux Musées existant à la fin de 1781, l’étude de M. Louis Amiable : « Origines maçonniques du Musée de Paris et du Lycée »,