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rage, honorée de ton attachement et glorieuse de tout ce que l’un et l’autre peuvent inspirer à ton âme fière et sensible. Je ne puis croire que le Ciel ne réserve que des épreuves à des sentiments si purs et si dignes de sa faveur. Cette sorte de confiance me fait soutenir la vie ou envisager la mort avec calme. Jouissons avec reconnaissance des biens qui nous sont donnés. Quiconque sait aimer comme nous porte avec soi le principe des plus grandes et des meilleures actions, les prix des sacrifices les plus pénibles, le dédommagement de tous les maux. Adieu, mon bien-aimé, adieu !


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[À BUZOT, À CAEN[1].]
7 juillet [1793, — de Sainte-Pélagie].

Tu ne saurais te représenter, mon ami, le charme d’une prison où l’on ne doit compte qu’à son propre cœur de l’emploi de tous les moments ! Nulle distraction fâcheuse, nul sacrifice pénible, nul soin fastidieux ; point de ces devoirs d’autant plus rigoureux qu’ils sont respectables pour un cœur honnête ; point de ces contradictions des lois ou des préjugés de la société avec les plus douces inspirations de la nature ; aucun regard jaloux n’épie l’expression de ce qu’on éprouve ou l’occupation que l’on choisit ; personne ne souffre de votre mélancolie ou de votre inaction, personne n’attend de vous des efforts ou n’exige des sentiments qui ne soient pas en votre pouvoir. Rendu à soi-même, à la vérité, sans avoir d’obstacles à vaincre, de combats à soutenir, on peut, sans blesser les droits ou les affections de qui que ce soit, abandonner son âme à sa propre rectitude, retrouver son indépendance morale au sein d’une apparente captivité, et l’exercer avec une plénitude que les rapports sociaux altèrent presque toujours. Il ne m’était pas même permis de chercher cette indépendance et de me décharger ainsi du bonheur d’un autre qu’il m’était si difficile de faire ; les événements m’ont procuré ce que n’eusse pu obtenir sans une sorte de crime. Comme je chéris les fers où il m’est libre de t’aimer sans partage et de m’occuper de toi sans cesse ! Ici, toute autre obligation est suspendue ; je ne me dois plus qu’à qui m’aime et mérite si bien d’être chéri. Poursuis généreusement ta

  1. Publiée en 1864, en fac-similé, par M. Dauban (Étude sur Madame Roland, p. 39-50). — Bibl. nat. ms. n. A. fr., n° 1730.