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écrite par une main libre, et que vous fait adresser ce sentiment d’estime et de plaisir qu’éprouvent les honnêtes gens à se communiquer. Lors même que je n’aurais suivi le cours de la Révolution et la marche du Corps législatif que dans les papiers publics, j’aurais distingué le petit nombre d’hommes courageux toujours fidèles aux principes, et, parmi ces hommes mêmes, celui dont l’énergie n’a cessé d’opposer la plus grande résistance aux prétentions, aux manœuvres du despotisme et de l’intrigue ; j’aurais voué à ces élus l’attachement et la reconnaissance des amis de l’humanité pour ses généreux défenseurs. Mais ces sentiments acquièrent une nouvelle force lorsqu’on a vu de près la profondeur des manœuvres et l’horreur de la corruption qu’emploie le despotisme pour asservir et dégrader l’espèce, pour conserver ou augmenter la stupidité des peuples, égarer l’opinion, séduire les faibles, effrayer le vulgaire et perdre les bons citoyens. L’histoire ne peint qu’à grands traits l’action et les suites de la tyrannie, et cet affreux tableau est plus que suffisant pour faire haïr violemment tout pouvoir arbitraire ; mais je n’imagine rien d’aussi hideux, d’aussi révoltant que ses efforts, ses ruses et son atrocité déployés en cent façons pour se maintenir dans notre Révolution. Quiconque est né avec une âme et l’a conservée saine ne peut avoir vu Paris, dans ces derniers temps, sans gémir sur l’aveuglement des nations corrompues et l’abîme de maux dont il est si difficile de les sortir.

J’ai fait dans cette ville un cours d’observations dont le triste résultat ressemble à celui qu’on tire presque toujours de l’étude des hommes ; c’est que leur plus grand nombre est infiniment méprisable et qu’il est rendu tel par nos institutions sociales ; c’est que l’on doit travailler au bien de l’espèce, à la manière de la Divinité, pour le charme de l’opérer, le plaisir d’être soi, de remplir sa destination et de jouir de sa propre estime, mais sans attendre ni reconnaissance, ni justice de la part des individus ; c’est enfin que le peu d’âmes élevées qui seraient capables de grandes choses, dispersées sur la surface de la terre et commandées par les circonstances, ne peuvent presque jamais se réunir pour agir de concert.

J’ai trouvé sur la route, comme à Paris, le peuple trompé par son ignorance ou par les soins de ses ennemis, ne connaissant guère ou jugeant mal l’état des choses. Partout la masse est bonne ; elle a une volonté juste parce que son intérêt est celui de tous, mais elle est séduite ou aveugle. Nulle part, je n’ai rencontré de gens avec qui je pusse causer ouvertement et d’une manière utile de notre situation, politique ; je m’en suis tenue à laisser, dans tous les