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partisans, il s’est lié intimement avec la portion ambitieuse de l’Assemblée, et il fera tout avec elle, parce qu’ils ont un besoin réciproque l’une de l’autre pour gouverner ensemble.

Robert a été maltraité dans les corps de garde comme membre des Cordeliers ; chaque jour, les colporteurs de Marat[1], de l’Orateur du peuple[2] sont arrêtés et leurs feuilles déchirées par les satellites de Lafayette. On travaille en même temps à laisser avilir le Roi dans l’opinion, ce qui est juste et facile, et à persuader que c’est une machine nécessaire ; on veut le faire regarder comme indispensable dans la Constitution et sans danger pour elle ; on est assez bien parvenu à cette fin. On a l’art de prêcher l’ordre, la paix et l’union pour anéantir les inquiétudes, enchaîner l’activité ; on ne veut de forces que celles qu’on peut diriger. Il suit de là que le peuple, qui, en se reportant au niveau du 14 juillet 89, pouvait achever de reconquérir ses droits et perfectionner la Constitution, perd de vue l’avantage que les circonstances venaient lui offrir ; son attention ne se porte que sur l’idée de se défendre des ennemis extérieurs ; il rive les liens forgés par les mauvais décrets, il se dévoue à une Assemblée perverse, dominée par l’intrigue et l’amour du pouvoir ; il est la dupe d’une poignée de factieux qui ne veulent qu’accroître leur puissance et satisfaire leurs petits intérêts ; il adore la liberté dont on s’efforce de ne lui laisser que le simulacre ; il court à un état de choses qui ne vaudra peut-être pas même celui de l’Angleterre. D’après ce qui se passe, il est évident qu’il eût été meilleur pour la liberté que le Roi ne fût pas arrêté, parce qu’alors la guerre civile devenant immanquable, la nation allait forcément à cette grande école des vertus publiques. C’est une chose cruelle à penser, mais qui devient tous les jours plus frappante, que nous devons rétrograder par la paix et que nous ne saurions être régénérés que par le sang. Caractère léger, mœurs corrompues ou frivoles, voilà des données incompatibles avec la liberté, qui ne peuvent être changées que par les froissements de l’adversité. — Il parait bien que nous serons attaqués au dehors, mais la guerre extérieure n’est bonne qu’à fortifier nos intrigants, habiles à se rendre nécessaires, et à épuiser nos forces. — Je suis profondément affligée : l’avenir n’est gros que d’événements parmi lesquels je désespère de voir s’exalter et se purifier nos esprits et nos affections ; je suis dégoûtée des Jacobins comme je l’étais de l’Assemblée. Faut-il n’apprendre qu’à mépriser les hommes en les observant davan-

  1. Notons ici la première mention du nom de Marat.
  2. Sur l’Orateur du peuple, de Fréron, voir Hatin, p. 183.