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expression à ceux qui la connaissent. Tâchez de mieux faire ; adieu, jusqu’à demain.


Samedi 25.

Nous marchons au milieu des intrigues et des pièges ; le moment heureux pour la liberté s’échappe sans qu’on en profite, les ambitieux seuls savent en user ; c’est qu’ils sont coalisés pour leurs intérêts, tandis que les gens de bien, dévoués à l’avantage commun, demeurent isolés ou en petit nombre. Nous avons hier longuement et vivement conféré sur les moyens de faire un parti, puisqu’il en faut un même à la vérité ; il est bien tard, et les factions sont devenues très puissantes. L’Assemblée a décrété la suspension des élections[1] pour deux raisons qui décèlent également sa faiblesse et son despotisme. La première, c’est afin que les corps électoraux n’imaginent pas de prendre en considération la chose publique et d’émettre des vœux, qui pourraient ressembler à des ordres, sur les partis à prendre ; la seconde, c’est la crainte d’avoir tout prêts de nouveaux représentants qui, selon les circonstances, pourraient se convoquer et élever autel contre autel. Comment a-t-elle été promptement menée à cette mesure, car le décret a été comme surpris ? Par la Calomnie adroitement répandue que Brissot et Clavière, regardés comme chefs extérieurs d’un parti républicain, avaient expédié le matin 83 courriers pour insinuer le républicanisme dans les départements, calomnie dont le but était de mettre en défiance contre Robespierre, Buzot, etc., etc… C’est à parier que le Roi sera bien reçu par l’Assemblée et que nous allons tomber sous le règne d’un sénat aristocratique, soutenu d’une sorte de Maire de Palais ou de Protecteur ; j’emploie ces noms pour indiquer à peu près la chose. Barnave et Maubourg[2] vont concerter avec le Roi la conduite qu’il doit tenir, lui dicter des désaveux, des protestations que l’Assemblée prendra au pied de la lettre ; Petion ne sert au milieu d’eux qu’à voiler ces mesures aux yeux du public, et il sera leur dupe comme doit l’être un homme ouvert et sans défiance avec d’adroits intrigants. — Lafayette est plus puissant que jamais ; son jeu annonce plus de profondeur et d’habileté qu’on ne lui en aurait supposé ; les idées de guerre le rendent intéressant, il a la force armée ; il s’est conservé d’aveugles

  1. Décret du 24 juin 1791, ajournant les opérations électorales prescrites par la loi du 28-29 mai précédent en vue de la première législature.
  2. Le comte de Latour-Maubourg (1756-1831), député de la noblesse du Puy, compatriote et ami de Lafayette, avait été, avec Barnave et Petion, envoyé par l’Assemblé pour ramener Louis XVI à Paris. Il émigra avec Lafayette le 18 août 1792.