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n’aient raison. Que faire dans un pareil état de choses ? S’ensevelir dans la retraite, ou se dévouer comme Décius ? Vos Sociétés sont trop peu nombreuses, car que peuvent cinq a six cents hommes de bien contre une légion de mauvais esprits ? Il faudrait des voix de stentor et le génie d’un dieu. Des moyens humains n’ont pas de prise sur une foule audacieuse et corrompue. N’existe-t-il donc pas dans l’Assemblée une trentaine d’honnêtes gens capables de comprendre les bons principes, de s’entendre pour les soutenir et pour crier du moins contre les criailleurs, lorsque ceux-ci veulent arrêter la discussion et étouffer la lumière ? Il faut les chercher, ces honnêtes gens, les électriser et les conduire ; il faut tolérer leurs travers particuliers, leur marotte et leur médiocrité ; c’est l’art des gens à caractère que d’en prêter à ceux qui n’en ont pas ; et lorsque l’amour du bien nous enflamme, quel être ne devient pas supérieur à lui-même ? Étendez donc et multipliez vos moyens, sans considérations particulières, ou la bonne cause aura toujours le dessous comme aujourd’hui. Qu’importe que vous ayez fait une belle retraite, si la vérité est sacrifiée ! Un patriote oublie sa gloire même, pour ne veiller qu’au salut public.

Votre bon ami Petion s’est échauffé et n’en a que mieux parlé ; mais pourquoi le rigoureux Robespierre et le sage Buzot[1] ne se donnent-ils pas l’avantage des discours écrits, à la sorte de raison desquels on peut ajouter alors la magie de la déclamation ? Tous les hommes médiocres qui ne savent repousser les principes que par des clameurs, d’imbéciles raisonnements ou des propos grossiers, sont à l’affût d’une négligence, d’une répétition et d’un mot impropre, les saisissent pour entraîner la foule légère, inconsidérée des sots et des jaloux, toujours prêts à se venger sur la raison même de leur propre nullité.

J’ai le cœur navré : j’ai fait vœu ce matin de ne plus retourner dans cet antre abominable où l’on se rit de la justice et de l’humanité, où cinq ou six hommes courageux sont vilipendés par des factieux qui veulent nous déchirer…

Lorsque Dubois[2], d’André[3], Rabaut[4], ont répété insidieusement qu’il n’y

  1. C’est la première fois que le nom de Buzot apparaît. Il reviendra trop souvent et l’histoire de Buzot est trop connue pour que nous ne nous bornions pas à rappeler ici que François-Nicolas-Léonard Buzot (1760-1794) était député du Tiers d’Évreux. Sur ses rapports avec les Roland, voir notre appendice R.
  2. Dubois-Crancé.
  3. Antoine-Balthazar-Joseph d’André (1759-1825), député de la noblesse de la sénéchaussée d’Aix-en-Provence ; un des chefs du parti constitutionnel.

    Voir, sur lui, Aulard, Les orateurs de la Constituante.

  4. Rahaut-Saint-Étienne.