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blées du peuple, leur parler chaque jour dans les gazettes et remâcher la même nourriture en cent manières pour la faire prendre. On ne peut suivre ces mesures qu’en ayant un point fixe, un établissement pour cela, et des hommes tenaces. — Je pensais que vous, Brissot et moi pouvions marcher ensemble ; examinez encore si ce n’est pas le seul moyen de cesser, vous et moi, de battre l’eau presque en vain.

Nous pensons, Brissot et moi, qu’il y a à entreprendre ici des journaux des mois, des revues de l’année entière, ouvrages d’utilité première. En les faisant sans vues de profit, on est doublement sûr de les répandre.

Brissot ne prétend à autre chose que d’assurer l’existence de sa famille ; moi je ne veux qu’exister et employer pour cela les fonds que j’ai. Si vous avez le même goût pour l’existence la plus philanthropique qu’on puisse embrasser, écrivez-nous-le et hâtez-vous d’arriver.

Vous vous procurez sans doute à Londres la feuille du Patriote français ; celle d’aujourd’hui vous expliquera assez ce qu’il faut penser des derniers événements. Les alarmes s’augmentent, et le sang français coule[1] on aura bien lieu à regretter d’avoir resté dans la sécurité au milieu du péril, quand on a eu tant d’avantages pour le prévenir.

Salut !


F. Lanthehas.

Notre[2] ami me remet sa lettre, j’y ajouterai un mot. Je ne reviendrai pas sur les faits qu’il y expose ; j’ai été témoin de cette rupture de Fauchet et Bonneville, j’en ai été scandalisée ; le premier, sans doute, a des raisons de se plaindre, mais l’éclat de ces divisions est toujours blâmable et ne fait honneur à personne, pas même à celui qui triomphe ; l’abbé F. [Fauchet] m’a paru prêtre pour la première fois. Quant à votre entreprise, elle me parait liée maintenant et aura, je pense, son utilité. Il est naturel que la manière de voir de nos amis soit renforcée par les circonstances. On ne peut se dissimuler que, depuis trois semaines, le Roi est en pleine contre-révolution ; les quatre cents Autrichiens arrivés depuis longtemps à Porentruy sont aujourd’hui augmentés de six cents autres ; Paris regorge d’étrangers qui affluent on ne sait d’où ; le parti aristocratique a plus de morgue que jamais et l’on annonce assez hautement le carnage. Au moment du départ prémédité pour Saint-Cloud, c’est la garde nationale qui a fait opposition ; mais deux partis se sont manifestés dans son sein, les armes ont été chargées des deux côtés, et il n’a tenu qu’à un fil qu’une affaire fût engagée. Le Roi est demeuré opiniâtrement dans sa voiture durant une heure et demie. Cette sottise a ses avantages et doit saper l’ido-

  1. Le 18 avril, Louis XVI avait voulu se rendre à Saint-Cloud. Une émeute, malgré l’intervention de Lafayette et de Bailly, l’avait contraint de rester aux Tuileries.
  2. Madame Roland continue la lettre.