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ici ? Je ne sens qu’une douleur que j’ai besoin de partager, et, accablée de travail ou de soins, je saisis avec transport un instant de liberté pour me livrer au sentiment dont je suis pénétrée.

Ne craignez point que je veuille détourner ou suspendre le cours de votre affliction : j’ai trop appris à souffrir pour n’être pas digne de m’unir à ceux qui gémissent.

Quel est donc l’être sensible qui a pu parcourir la moitié de sa carrière sans avoir à supporter des pertes déchirantes et des regrets cuisants ?

À peine commençons-nous à jouir de l’existence par un regard réfléchi sur nos alentours et nous-mêmes, que l’éloignement de nos compagnons de jeunesse nous prépare aux chagrins du cœur ; bientôt on voit s’échapper et disparaître les soutiens de notre enfance ou les parents dont nous faisions la gloire. Les sollicitudes d’un état, les travers du monde, la nécessité d’un engagement ou l’impossibilité d’en contracter qui satisfasse, font éprouver peu après de profondes douleurs ou de cruels mécomptes. Heureux, dans son infortune, celui qui peut mêler aux souvenirs des personnes qu’il regrette l’image touchante de leurs vertus ; heureux celui qui, dans l’énergie, la justice de sa propre tristesse, trouve un aliment dont il peut nourrir les plus saintes affections !

J’ai deux choses à vous demander : la première, c’est de soigner votre santé ; on oublie trop que c’est un devoir dont la négligence nous met hors d’état de remplir nos autres obligations. Je sais combien, dans certaines circonstances, on est porté à en tenir peu de compte ; c’est ainsi que j’ai mille fois exposé la mienne par insouciance de la vie ; j’en ai toujours rougi après le temps d’épreuve qui m’avait ainsi disposée, car j’ai vu que j’aurais pu faire davantage pour les autres en me conservant plus de facultés. La seconde chose que je réclame, c’est de me donner un peu plus souvent de vos nouvelles, pour me sauver d’une inquiétude à laquelle, sans doute, vous ne voulez pas me dévouer. Il en est une troisième que je livre à votre sagesse et que je lui ai déjà soumise, c’est votre prochain retour en France. Je redoute l’influence de la mélancolie dans un climat et une saison qui l’inspirent d’eux-mêmes et qui doivent aigrir celle où vous êtes jeté par une cause trop juste. Je n’imagine rien de comparable à l’abandon d’un être isolé, malade en terre étrangère. Je fus incommodée à Londres, j’y étais avec des personnes à qui je suis chère, et si mon propre instinct ne m’avait pas fait rejeter opiniâtrement un remède que fournissait un apothicaire, je serais demeurée victime de la précipitation des uns et des autres ; je ne serai point tranquille que je ne vous sache au milieu