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vient d’être élevé comme par un coup de baguette dans une plaine immense à… de Milan[1].

Milan, 31 août 1838. J’ai bien à vous remercier, Monsieur, de votre bon souvenir, jeté à travers vos voyages. Cette lettre a été pour moi un rayon bienveillant, qui venait consoler nos amères déceptions. Nous sommes indignement trompés par un fou qui s’est précipité lui-même dans l’abîme où nous voilà. Il n’a le privilège de Naples, ni de Gênes, et son associé soi-disant millionnaire, ayant d’abord voulu rentrer dans les avances du voyage, nous restons sans garantie, sans moyen d’aller plus loin que Milan, ni de regagner la France. Ce bailleur de fonds se retire avant d’avoir rien perdu et nous n’avons nul recours sur lui, car il n’a pas joint sa signature à celle de l’autre qui, s’il n’est pas un abominable trompeur, est un insensé à mettre aux Petites-Maisons. Nous lui devons le complément de la position déplorable où le manque d’honneur de M. Vedel nous a jetés. Mlle Mars est consternée sous les fleurs, les sonnets et les couronnes qui viennent de pleuvoir sur elle après cinq représentations glorieuses pour elle comme pour notre gloire nationale. On vient de la forcer à jouer sur une espèce de tréteau, à l’extrémité de Milan, la propriétaire de l’autre salle l’ayant louée à l’avance à la troupe du Roi de Sardaigne, ne jouant aussi que de la comédie et du drame.

C’était affreux à voir Mlle Mars et les autres victimes dans cette écurie. Mais, ayant déclaré qu’elle ne veut plus subir cette honte, on ne veut pas plus la payer de ses cinq premières représentations que les autres artistes de leur mois qui demeurent sans garantie du second et de tout leur avenir. Les traités sont faits avec tant de duplicité que j’ai l’effroi de voir perdre à Mlle Mars le fruit de son admirable talent et des loges que les nobles ont louées pour la voir.

Pardonnez-moi de vous arrêter sur ces tristes tableaux que je vois dans le coin sombre d’une ville livrée au délire de toutes les fêtes et de toutes les espérances. Nous sommes relégués à la Porte de Rome et je vous prie, si vous passez à Milan, dont je serai partie alors sans doute, de venir arrêter un regard mélancolique sur le théâtre appelé Carcano, qui

  1. Intercalé, sur une baguette de papier : « Inès m’a dit : Je suis heureuse d’être petite ; je ne comprends pas les malheurs. »