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19 juillet.

Mon premier soin en arrivant à Milan est de courir à la poste. Le soleil, la poussière me donnait soif d’une lettre de mon fils et de toi, et je n’ai rien trouvé encore, malgré le retard de six jours passés à Lyon et à Turin. Je ne te parlerai de cette ville que dans quelques jours. Un cœur triste corrompt tout. Je n’ose dire ce qu’elle me semble en ce moment à moins de recommencer après que j’aurai reçu vos premiers souvenirs. Ce sera peut-être une chose tout à fait différente.

Arrivés par une chaleur étouffante et par une large route entièrement découverte, nous étions brûlés de soleil et chacun ressemblait à un tas de poussière mouvante. Les directeurs nous attendaient charitablement dans la cour des diligences et nous firent monter dans de fraîches voitures qui nous enlevèrent à travers la ville avec une telle rapidité que je crus passer au milieu d’un rêve dont les ailes m’éventaient. Ici, la voie est tracée aux chevaux, qui ne dévient jamais, et cette voie est si unie que l’on croit rouler sur un tapis, sans bruit, sans heurt, sans la possibilité d’un cahot. Les rues sont très larges et sans ruisseaux, les maisons très basses, ouvertes, profondes et toutes favorisées d’une cour avec plus ou moins d’arbres et de fleurs. Les balcons où pendent toutes sortes de verdures et de longs rideaux flottants du bas en haut, partout, donnent à l’air un passage libre, dans lequel les chevaux semblent trouver un plaisir infini à se précipiter avec la voiture légère qu’ils emportent fièrement [avec leurs conducteurs immobiles comme des statues. On ferait le portrait à la course d’un homme en carrosse. Un modèle ne pose pas avec plus d’immobilité dans l’atelier]. Les voies étant ainsi tracées, les piétons ne courent d’autre danger que celui de traverser imprudemment les rues sans regarder derrière et devant eux presque en même [temps], car les voitures, lancées avec une hardiesse incroyable sur une sorte de marbre bleu où elles roulent presque silencieusement, sont sur vous au moment même que vous commencez de les entendre. Les cochers sont par bonheur d’une dextérité si extraordinaire qu’ils ont l’air de suspendre durant quelques secondes leurs chevaux et leur voiture en l’air, tandis que le passant s’éloigne sans regarder même le danger qu’il vient de courir.

Toutes les rues étant bordées de ces dalles bleues destinées