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de tous les tons ; qu’ils ne seront jamais des monumens de la Langue Anglaise, que pour les Anglais même : car les Etrangers voudront toujours que les monumens d’une Langue en soient aussi les modèles, & ils les choisiront dans les meilleurs siécles. Les Poëmes de Plaute & d’Ennius étoient des monuments pour les Romains & pour Virgile lui-même ; aujourd’hui nous ne reconnoissons que l’Enéïde. Shakespéare pouvant à peine se soutenir à la lecture, n’a pu supporter la traduction, & l’Europe n’en a jamais joui : c’est un fruit qu’il faut goûter sur le sol où il croît. Un Etranger qui n’apprend l’Anglais que dans Pope & Adisson, n’entend pas Shakespéare, à l’exception de quelques Scènes admirables que tout le monde sait par cœur. Il ne faut pas plus imiter Shakespéare que le traduire : celui qui auroit son génie, demanderoit aujourd’hui le style & le grand sens d’Adisson. Car si le langage de Shakespéare est presque toujours vicieux, le fond de ses Pièces l’est bien davantage : c’est un délire perpétuel ; mais c’est souvent le délire du génie. Veut-on avoir une idée juste de Shakespéare ? Qu’on prenne les Horaces de Corneille, qu’on mêle parmi les grands Acteurs de cette Tragédie quelques Cordonniers disant des quolibets, quelques Poissardes chantant des couplets, quelques Paysans parlant le patois de leur Province, & faisant des contes de sorciers ; qu’on ôte l’unité de lieu, de tems & d’action ; mais qu’on laise subsister les Scènes sublimes, & on aura la plus belle Tragédie de Shakespéare. Il est grand comme la Nature & inégal comme elle, disent ses enthousiastes. Ce vieux sophisme mérite à peine une réponse.